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TIGRIS, LE CHAT-CHIEN

Il fréquentait notre jardin depuis déjà quelque temps. Un jour, il arriva épuisé, affamé, traînant sa patte arrière brisée. Nous l’avons emmené chez le vétérinaire qui se trouve au carrefour, au bout de notre rue.

A cette époque, le docteur des bêtes était jeune et brun ; nous aussi, à ce détail près que mon mari était blond. Quand à notre pavillon, il était encore tel que lors de sa construction en 1901, meulières, briques, tuiles plates et marquise de verre épais au-dessus de la porte d’entrée, comme sa jumelle construite quelques trente ans plus tard, comme la plupart des maisons de la rue. Il doit son allure actuelle à la nécessité de nous agrandir en même temps que notre famille, et à la passion des décideurs du moment pour ce style 18°siècle qui fleurit aussi à Sceaux, avec murs crépis clairs et toits d’ardoises.

Tigris ressortit du cabinet médical la patte arrière enserrée de haut en bas dans une gouttière rigide avec interdiction formelle de sortir pour quelques jours. Nous l’avons donc gardé. Et comme personne ne le réclama malgré demandes et affichettes, il fut adopté définitivement, officiellement, et baptisé Tigris.

Jusque là, on disait « le chat gris » ou « le grison », à cause de sa fourrure gris uni, à l’exception de son ventre et de sa gorge couleur de neige. « Grison » ne plaisant pas à toute la famille, je proposais Mistigris, mais ce nom n’eut pas davantage l’heur de plaire. Ce fut donc Tigris.

Très vite Tigris se révéla affectueux, intelligent et différent des autres chats et chattes que nous avions eu, plus chien que chat, quoique gardant son indépendance de petit félin. C’est ainsi qu’il nous accompagnait fidèlement dans nos longues promenades autour du quartier jusqu’aux limites de son territoire.

Quand on a un jardin, pour peu qu’on aime les animaux, on se retrouve souvent avec un chat perdu qui nous adopte, maison et habitants inclus, quand ce ne sont pas plusieurs. C’est ainsi que, quelques temps plus tard, une petite chose noire et blanche, vive et rigolote, pas tout à fait sevrée, entra dans la famille. Tigris, pourtant jaloux de son territoire, l’adopta immédiatement et entreprit son éducation comme l’eût fait une maman chatte. Il lui apprenait la gamelle, la caisse, la chasse, les herbes bonnes à purger, et tout ce qu’un chat bien élevé doit savoir. Quant à la tétée, Minouche, comme la nomma notre deuxième fille, trouva vite d’elle-même un substitut : le bout du lobe de l’oreille de notre cadette ravie.

Hélas, jeune et fofolle, la « chatoune » filait dans la rue sans regarder. Un voiture la tua net. Une voisine témoin de la scène l’enterra aussitôt pour éviter à nos enfants un spectacle difficile. Mais Tigris, à qui l’on ne pouvait expliquer l’absence de sa fille d’adoption, l’attendit des jours et des semaines, des mois, guettant à la fenêtre, immobile et attentif.

Puis un jour nous découvrîmes qu’un robuste matou tigré roux clair « squattait » la cave. Il était passé par le vasistas.

Aujourd’hui cette petite fenêtre est remplacée par une porte de garage. Il y a quelques trente-cinq années, on se garait sans difficultés devant sa porte. Et certains n’hésitaient pas à faire remarquer à l’insouciant qu’il occupait sa place devant chez lui. Un garage était donc un luxe quand on habitait un pavillon étroit.

La rivalité des deux mâles se traduisant notamment par un « marquage » odoriférant systématique de la cave, nous avons mis le rouquin dehors. Il revint. Comme nous le remettions dehors, l’un des fils de notre voisine d’en face s’exclama :

- Mais c'est le chat du Mans !

Et de nous expliquer que, de passage dans la région, il avait trouvé cette bête cachée sous le capot de sa Deux chevaux et l’en avait chassée. La seule explication logique était que l’animal avait réintégré sa cachette à son insu et effectué malgré lui le voyage depuis la Sarthe. Nous l’avons donc gardé. Il devint officiellement Squatter.

Tigris l’adopta rapidement. Est-ce de naissance ? Ou dû au traumatisme de son voyage sous un capot de voiture ? Squatter ne brillait pas par son intelligence ! Tigris tenta en vain de lui apprendre à chasser. Quand, dans l’allée du jardin, un moineau ou un verdier (il y en avait encore beaucoup) se posait, on voyait, depuis la porte-fenêtre de la cuisine, le grison s’approcher silencieusement, hors du champ de vision de l’oiseau, encourageant d’un coup d’œil le rouquin à l’imiter. Mais Squatter posait presque toujours la patte sur une branchette qui craquait et la proie s’envolait. Tigris, les yeux vert émeraude de colère, s’approchait alors et lui administrait une gifle !

Faut-il le dire ? Nous n’hésitions pas à faire du bruit pour mettre l’oiseau en fuite quand la menace se précisait. Mais, si le Gris nous lançait un regard étincelant, il ne nous giflait pas.

Pourtant le maître finit par trouver le domaine d’excellence de son élève : sa force. Notre voisine d’en face avait récupéré un grand chat européen qui prétendait étendre son territoire jusque dans notre jardin et interdire ceux de sa maîtresse et des voisins de droite à Tigris. Ce dernier était moins puissant que son adversaire. En outre sa patte arrière restée raide l’handicapait. Mais il trouva pourtant un moyen de gagner. Il lançait dans la bataille Squatter. Assis sur son train de derrière, il surveillait l’évolution du combat. De notre fenêtre donnant sur la rue nous pouvions entendre les feulements, cris et hurlements furieux qui s’échappaient d’une boule tigrée miel et roux roulant de ci de là, fugitivement hérissée de pattes pleines de griffes, et l’on voyait un nuage de feuilles mortes voltigeant haut par-dessus la clôture. Puis quand les combattants épuisés se laissaient retomber assis, les pattes tremblantes, la langue pendante, le souffle court, Tigris se levait, s’avançait et, de quelques coups de pattes, finissait l’ennemi qui s’enfuyait honteusement. Et on le voyait revenir majestueux, suivi d’un Squatter épuisé, traînant son corps de costaud tant bien que mal pour venir s’affaler dans un fauteuil et y dormir deux jours de suite.

Les guerres « chatinières » prirent fin de façon inopinée un matin d’hiver. Nous avions ouvert pour aérer la fenêtre de la salle de bains. Juste en dessous, nous pouvions voir la marquise recouverte d’un fin verglas. Les deux chats, curieux comme tous ceux de leur espèce, suivaient. Squatter grimpa le premier sur le rebord pour voir dehors. Il se hérissa immédiatement et bondit sur la marquise : il venait d’apercevoir l’ennemi qui déambulait tranquillement près du perron. Hélas, sur le verglas ses griffes n’accrochaient pas. Il glissa bien malgré lui, rebondit sur le pilier de rambarde et tomba face à l’intrus, sur ses pattes, complètement ahuri. L’envahisseur, effaré par cette attaque aérienne incompréhensible tourna les talons et s’enfuit pour ne jamais revenir. Quant à Tigris, je le retins juste à temps par sa queue en forme de goupillon : il me paraissait trop fragile pour subir, sans dégâts, pareille chute avec rebond sur le pilier. Désormais, nous ne vîmes plus les feuilles mortes voler par-dessus la clôture d’en face.

Mais bientôt, on nous confia, pour cause d’allergie d’un de ses maîtres, un splendide persan silk-point, Lotus, qui se joignit au duo. Tigris alors organisa ses troupes. Quand, en vacances, passait un chien, le trio, menés par le Gris, l’encerclait discrètement et le mettait en fuite. De même, il nous délivra de la crotte quotidienne déposée chaque jour sur le trottoir devant la porte de notre jardinet de devant. Le maître, passant avec l’animal en laisse, le laissait prendre position à l’endroit habituel quand je vis mes trois chats, l’un suivant l’autre, le grison en tête comme toujours, et Lotus en queue, s’avancer à l’abri du muret en marchant de côté, prêts à bondir à travers la grille sur le dos de l’impudent. Je prévins :

- Attention, mes chats vont attaquer !

Le maître me jeta un regard surpris et moqueur. Quand il vit. L’attitude des chats ne laissait aucun doute sur leurs intentions ! L’homme tira précipitamment son chien, le traîna finir de se soulager plus loin et plus jamais nous n’avons eu à nettoyer notre trottoir !

Quant à Squatter, il tomba raide amoureux de Lotus ! Il tenta même, deux ou trois fois, de passer à la pratique. Mais Tigris, alerté par les miaulements de protestation du persan, calmait d’une gifle les ardeurs du rouquin.

Nous avons eu beaucoup d’animaux et de chats en particulier. Chacun avait sa personnalité, tous furent aimés et aimants. Mais le plus étonnant d’entre eux reste Tigris, le chat-chien.

Petit récit de vie proposé par Hélène Loup

Vous qui lisait cette histoire souvenir, n'hésitez pas à nous faire partager les vôtres, soit en les écrivant, soit en les enregistrant, soit en nous demandant de venir procéder à un enregistrement, et à participer ainsi à notre collecte des mémoires du quartier Sceaux-Coudraies de Sceaux. Elles seront publiées sur ce blog, "si vous le voulez bien" !

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